Jour 9 – Quand l’espoir n’existe pas

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En une semaine, j’aurai pris autant de taxi que dans toute mon existence. Les chauffeurs de taxi, majoritaires en ville, conduisent bien et se conduisent bien. Je conduirais sans crainte dans le pays. Ce matin, le chauffeur me reconnait; c’est la troisième fois (selon lui) que je monte dans sa voiture. D’ailleurs il me relate notre dernière conversation au sujet de son chanteur préféré, Bob Marley. La majorité est sympathique et entame une conversation en wolof, certains me font répéter des mots de wolof pour mon apprentissage.

jour9-ballotsÀ mon arrivée au Centre, je pars en compagnie d’Atou pour faire l’achat des pulls. Je peine à le suivre à travers les étals et boutiques des petites ruelles animées par le va-et-vient des denrées et marchandises à dos d’homme, des chevaux et charrettes. Un vrai chaos organisé! La pollution est intense toutefois en ville; chaque camion, auto et taxi a son propre nuage noir qui l’enveloppe.

Atou me présente au commerçant de ballots. Amina m’expliquera plus tard que ces vêtements usagés sont importés des États-Unis. J’achète donc deux ballots de pulls pour 120 000 francs chacun, total de 240 000 francs (547$). Chaque ballot pèse 45 kilos. Un employé demande 1000 francs pour les transporter à la rue principale afin de les mettre dans un taxi; le chauffeur demande également 1000 francs au lieu des 500 francs habituels pour les placer dans le coffre. C’est « fair play », d’autant plus qu’il aide Atou à entrer ces lourds ballots au Centre.

Un jeune patient talibé est dans la salle de soins avec Rebecca et Amina. Atou quitte d’un pas rapide en me disant d’apporter deux chaises aux marabout et grand talibé qui attendent dans la pièce adjacente. Je m’exécute et vais rejoindre les filles dans la salle de soins. Un gamin de 6-7 ans est assis sur la chaise, le visage inondé de larmes; il sanglote. Il a une profonde entaille au front d’environ 2 pouces. Atou est parti chercher du fil à la pharmacie!! J’en reviens tout simplement pas! Il n’y a à peu près aucun stock en réserve, mis à part celui apporté par les derniers volontaires.

Atou revient et se met à la tâche de faire les points, sans anesthésie local évidemment. Encore une fois, une autre scène douloureuse: Amina immobilise du mieux qu’elle le peut la tête du petit, Rebecca lui caresse le bras, je suis accroupie devant lui, je tiens ses jambes tout en essuyant ses larmes. Il se tortille un peu, sans plus. Ses larmes et sanglots trahissent l’immense douleur. Je m’en veux un peu, car j’avais apporté des biscuits pour donner aux talibés en cas de besoin. Tout juste avant, en allant chercher les ballots, j’ai croisé un tout jeune talibé qui avait le visage tout mouillé de larmes. J’ai sorti un biscuit avec crèmage; deux autres talibés m’ont vue faire, alors je leur ai donné les deux autres qu’il me restait. Maintenant j’en ai plus pour ce très courageux gamin. Le marabout parle assez bien français, il nous remercie chaleureusement.

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Amina et Fatou se détendent sur l’amoncellement de pulls, alors que nous en faisons le pliage pour ensuite les mettre dans des barils. À l’arrière plan, c’est notre infirmerie, deux petits bureaux, quelques tablettes au-dessus et la chaise où était assis le petit talibé.

On chôme pas longtemps ici, pas de temps pour gérer les émotions. On défait les ballots pour regarder la marchandise qui s’y trouve. Wow, je suis impressionnée! Nous avons des pulls (chandail épais à manches longues et capuchon) en excellente condition, ils ont l’apparence du neuf. Nous évaluons qu’il y a entre 350 et 400 morceaux, ce qui me revient à 1,60$ chacun. On met de côté les pulls de très petite taille (2-4 ans), car il n’y a pas d’aussi jeunes talibés dans nos daaras. Également on met de côté les pulls pour fille. Les talibés les refusent car ils feront l’objet de moquerie et de sarcasme, ce qui risquerait de provoquer des épisode de violence. Ces vêtements seront donnés aux très jeunes du quartier et aux petits du staff du centre. J’apporte une douzaine de pulls dans ma famille pour Fatou, Ousman et sa petite cousine.

Pendant le pliage des vêtements, un jeune avec une petite plaie ouverte au pied se présente; je désinfecte bien le tout et lui fais un pansement. Quelques minutes plus tard, un homme de 67 ans se présente avec un pansement à refaire sur le pied. Il parle bien français et m’est très sympathique. Je coupe son vieux pansement et lorsque vient le temps de retirer la compresse séchée:

Oohhhh, ça va faire mal!
– Mais non, mais non! C’est votre jour de chance, vous savez! Je vais bien imbiber la compresse d’alcool et vous aurez pas de douleur.

Que deux ou trois minutes de plus à jaser pendant que l’alcool fait son travail et la compresse se détache sans douleur. Son père était médecin; il me donne quelques conseils sur la façon d’installer le pansement autour de son pied et ensuite de sa cheville, afin que celui-ci tienne bien en place. Un chic type! Je me fais la réflexion qu’on a pas vraiment les moyens ici d’utiliser autant d’alcool pour éviter un peu de douleur… misère, pas évident de choisir parfois; ici, la liberté de choisir est un luxe.

Un pêcheur lançant son filet dans le fleuve Sénégal pendant que j'attends un taxi pour aller luncher à la maison.

Un pêcheur lançant son filet dans le fleuve Sénégal pendant que j’attends un taxi pour aller luncher à la maison.

C’est l’heure de la pause du midi. Je monte dans le taxi.

– Salaamaalekum!
Maalekum salamm!
– Pour le quartier Leona, près du Western Union, s’il-vous-plaît!
Oui, c’est bon! Il jette 2-3 coups d’oeil rapide sur le gros sac (une douzaine de pulls) que j’ai près de moi sur la banquette arrière. – Qu’est-ce que tu as dans ton sac?
– Des pulls.
Est-ce que tu en as un pour moi?
– Oh désolée, je n’ai que des tailles pour petits garçons et fillettes.

C’est fou ce qu’il avait l’air déçu… et moi aussi.

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Les talibés de la daara que nous visitons pour socialiser et les inciter à venir au centre.

Au deuxième bloc de travail le vendredi à 16h, nous « socialisons » dans une daara. Nous posons toutes les questions que l’on veut aux talibés, Général traduira en wolof nos questions et les réponses des jeunes; ensuite ce sera leur tour de poser des questions aux volontaires. Nous voulons également leur donner le goût de venir plus fréquemment au centre. Le marabout est présent à la daara que nous visitons. Nous lui posons des questions sur la composition de sa daara et le recrutement des talibés. Je traduis les questions des volontaires de l’anglais au français à Général, qui traduit ensuite en wolof. Il me traduit les réponses en français que je traduis ensuite en anglais pour le bénéfice de mes collègues. Et je note toutes les questions et réponses. Ouf…

jour9-talibé1Les questions sont de nature générale: depuis quand es-tu ici? Que veux-tu faire plus tard? La plupart répondent qu’ils veulent être marabout comme leur père ou commerçant. Quel âge as-tu? Etc.. Ayant bien vérifié qu’il n’y avait pas de question censurée ou interdite, j’ose un peu plus et m’adresse à un jeune talibé d’environ 7 ans..

– Ça fait combien de temps que tu n’as vu ta mère?
Depuis que je suis dans la daara, 3 mois.
– Quant iras-tu la visiter?
Je ne la verrai plus. Je dois étudier le coran toujours.

À un autre talibé, un peu plus vieux:

– Qu’attends-tu des gens quand tu quêtes sur la rue?
De l’argent ou de la nourriture.
Un autre, avec la mine déconfite, pointe ses vêtements crottés et déchirés: – Des vêtements!!
Je prie Général de lui dire de passer au Centre lundi pour prendre des vêtements.

Maintenant à leur tour de nous poser des questions. Un des plus grands (2e photo ci-dessus, avec un t-shirts blanc) nous demande comment on peut l’aider à immigrer dans un de nos pays. – Grand silence inconfortable chez les volontaires… Nous discutons entre nous, je suis la seule à avoir une certaine connaissance de nos procédures d’immigration ayant déjà aidé des amis avec ces procédures très longues et complexes. Une longue et pénible traduction débute pour Général pour expliquer brièvement les étapes d’une demande d’immigration. Le jeune semblait croire que la simple volonté d’une volontaire de vouloir l’aider à immigrer suffit à être accepté. Je lui dis donc: « ok, je peux t’aider dans tes démarches, mais pas te parrainer; tu devras avoir une adresse de courriel et fournir l’argent nécessaire pour payer tous les frais ». Et Rebecca d’ajouter avec justesse:  » Tu dois apprendre le français ou l’anglais, avoir des connaissances, des compétences à offrir au pays que tu choisiras. »

Le Sénégal n’est pas un pays en guerre et est relativement stable, à l’exception de la région de la Casamance au sud. Il ne pourrait donc pas demander un statut de réfugié. Ce que j’ai compris de ce jeune de 16 ans est: j’ai une vie de merde dans un environnement tout aussi merdique, est-ce que quelqu’un peut me sortir de là??

Sur le chemin du retour vers le Centre, nous discutons de cette rencontre tout à fait particulière, touchante, profonde et bien sincère de part et d’autre. Il nous apparaît évidemment que le mot « espoir » n’hésite pas chez les talibés.

This is the last day at the Center for Rebecca; her next three weeks will be dedicated on a micro-finance project.
We will see each other at meetings with the volunteers on Fridays, maybe for meals sometimes, and we already planned expeditions for the next three weekends with other volunteers. We’ve been very helpfull for both during this very difficult first week on the africain continent at the heart of the talibés world. Good luck Rebecca for your next micro-finance project. I will miss you at the Center.

6 réflexions sur “Jour 9 – Quand l’espoir n’existe pas

  1. Isabelle Roy dit :

    Hé bien hé bien! Tu goûtes au métier d’interprète ma tante? 😉
    J’adore te lire, ça remet tellement tout en perspective… Dans ces circonstances, donner le sourire peut faire toute la différence, et je suis certaine que tu le fais aussi bien pour eux que pour nous. Merci de prendre le temps de nous partager les détails de ton expérience, et de nous donner le goût d’aider, à notre façon, selon nos moyens. Je pense à toi à l’autre bout du monde!
    xxxx

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    • Merce de ta gentillesse et ta générosité. Ce que ce serait génial qu’il y ait un langage de signes universel!! Plus besoin d’apprendre d’autres langues et ce serait silencieux! 🙂
      Je t’aime fort xxx

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  2. vanessa dit :

    J’adore te lire chère tante, c’est vraiment le fun de savoir ce a quoi te sert l’argent que l’on te fait parvenir!! J’aimerais pouvoir t’en envoyer d’avantage!! Même de dire que noel a couté cher dans ces circonstances est pas mal plate!!! Je penses a toi très fort, tu es très courageuse xxxxx

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    • Merci chère Vanessa,
      Oui ça mets un peu de baume sur le coeur de pouvoir réchauffer le corps de certains d’entre eux avec des vêtements chauds. Grand merci pour ton commentaire sur Facebook.
      Bisous

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